« Les trois âges de la connaissance », Luc Ferry

« Les trois âges de la connaissance », page 276 de « Apprendre à vivre », Luc Ferry nous livre une très synthétique description des grandes périodes de la philosophie qui va nous conduire à remettre d’aplomb la définition de la philosophie au vu de la nouvelle tendance qu’est l’autoréflexion et dont je ne soupçonnais guère les ramifications avant de lire ces quelques pages. Décidément, Luc Ferry est un grand penseur de notre époque où, à tout le moins, l’exercice auquel il se livre ici lui convient particulièrement.

La première période, on s’en doute, est celle initiée par les grands penseurs grecs dont notamment Socrate. À cette époque, celui qui dispose du savoir, les rares à avoir eu une éducation, un accès à la connaissance, avaient la responsabilité d’avoir une éthique personnelle si possible exemplaire. Le sage et le savant se confondaient, l’éthique et la connaissance allaient de pairs. Cette vision des choses a conduit à ce que les connaissances limitées de l’époque déterminent l’éthique et réciproquement, c’est-à-dire le comportement des individus :  « pour parler le langage de Max Weber, le plus grand sociologue allemand du XIXème siècle, elle n’est pas ‘axiologiquement neutre’ – ce qui signifie ‘objective’, désintéressée ou dénuée de parti pris ».

Nous avons ici un premier exemple où la theoria prend le pas sur la quête du salut, le moyen sur la finalité. Nous verrons que cet écueil prend de l’ampleur avec la suite jusqu’à devenir un refus de toute quête de salut.

La seconde période est celle initiée par Descartes puis explicitée par Kant, celle de la séparation des sciences et de la Philosophie. D’une part, la Science prend son indépendance vis-à-vis de la religion, elle acquiert un statut d’impartialité, de rigueur à l’égard des faits : « l’idée d’une connaissance radicalement indifférente à la question des valeurs… la science doit décrire ce qui est, elle ne saurait indiquer ce qui doit être… aucune portée normative ». D’autre part, la Philosophie joue un rôle important d’émancipation pour la Science, jusqu’à la déconstruction totale des valeurs, dans sa lutte contre la métaphysique. Par ailleurs, la Philosophie n’est pas séparée de la Science, elle continue de se nourrir d’elle pour sa quête de sens dans une compréhension sans cesse élargie du monde tel qu’il est : « C’est à nous de décider, en fonction des valeurs qui ne sont plus, en tant que telles, scientifiques. Dans cette perspective, que l’on désigne généralement sous le nom de ‘positivisme’ et qui domine très largement le XVIIIème et le XIXème siècle, la science s’interroge moins sur elle-même qu’elle ne vise à connaître le monde tel qu’il est ». Ainsi, la Science va se diriger vers une recherche de moyen, tandis que la Philosophie lui donnera des réponses (ou pas) sur la finalité de cette recherche.

Cette seconde période aboutira aux bombes atomiques et aux chambres à gaz avec toute la logistique qui en découle.

De son côté, la philosophie matérialiste découvrant que le chemin emprunté changeait peu à peu l’homme en robot, en outil de croissance, une troisième période, d’après Luc Ferry, se développe, semble-t-il durablement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Malgré tout, durant la seconde période, il est manifeste que la theoria scientifique puis généalogique, a abouti à refuser toute quête de salut, c’est-à-dire à perdre la finalité de la philosophie elle-même.

La troisième période est donc celle du retour à soi dans les considérations philosophiques, un passage quasiment obligé, et le retour logique de la quête du salut. À la fin de la seconde période, en pleine déconstruction, il était hors de question de pratiquer un tel coming-in coming-out : « Son aversion pour l’autocritique, pour l’autoréflexion est pour ainsi dire constitutive de son regard sur le monde ». Luc Ferry précise cette contradiction de lucidité dans les points de vue interne et externe. Alors comment en est-on arrivé là ? Encore une fois la theoria, la science indépendante et la déconstruction des valeurs, a mené l’homme vers une impasse qui a failli de peu être cataclysmique. Le danger n’est pas pour autant complètement écarté encore de nos jours. C’est du côté de la science qu’est venu le cheminement de remise en question : « la science cesse d’être essentiellement dogmatique et autoritaire pour commencer de s’appliquer à elle-même ses propres principes, ceux de l’esprit critique et de la réflexion… elle apprend, lentement mais sûrement, à se remettre en question. De là aussi, le formidable essor… des sciences historiques… La raison de son incroyable succès s’explique à mes yeux dans ce contexte. Empruntant au modèle de la psychanalyse, elle nous promet que c’est en maîtrisant sans cesse davantage notre passé, en pratiquant l’autoréflexion à haute dose, que nous allons mieux comprendre notre présent et mieux orienter notre avenir ». Il est évident qu’avoir des racines bien profondes permet de mieux grandir. Comme je le signalais plus haut, les ramifications de cette autoréflexion sont plus importantes que je ne le pensais. J’en prends pleinement conscience avec les propos de Luc Ferry. Toutefois, même si l’autoréflexion semble tomber sous le sens depuis cinquante ans, être à la mode. Même si elle répond à la fois aux manques d’ouverture de la première période et aux égarements de la seconde période, il faut désormais se poser des questions, anticiper les dérives potentielles, car il y a toujours plusieurs faces à une même idée aussi bonne soit elle : « ce qui explique l’erreur dominante selon laquelle la philosophie serait vouée toute entière à l’autoréflexion et à la critique. Il y a, comme tu vois, une part de vérité dans cette erreur : en effet, la theoria moderne est bel et bien entrée dans l’âge de l’autoréflexion. Ce qui est faux, simplement, c’est en déduire que la philosophie toute entière devrait en rester là, comme si, désormais, la theoria était sa seule et unique dimension, comme si la problématique du salut, notamment, devait être abandonnée ». Il est essentiel que theoria et quête du salut soient en permanente autocritique l’une de l’autre, et à la fois qu’elles soient indissociables l’une de l’autre. Le côté pile et le côté face d’une pièce de monnaie, le cerveau gauche et le cerveau droit, et comme je n’aime pas trop les systèmes binaires, un comble pour un informaticien, on devrait y associer l’éthique comme garde-fou de cette combinaison. La quête du salut est notre complainte, la theoria est notre capacité d’abstraction, de dépassement de notre nature d’homme ou de femme. La morale est notre ligne de conduite, notre équilibre entre doute et assurance, entre douleur et émerveillement, entre la vie et son acceptation.

14 septembre 2010

Cet article, publié dans Notes, Philosophie, est tagué , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire